LES VIOLETTES DU MERCREDI
— Oh! Jenny, restez!
Jenny Sorbier avait été, pendant tout le déjeuner, éblouissante. Dites avec le talent de la comédienne et comme rédigées par le génie de la romancière, anecdotes et histoires étaient enchaînées les unes aux autres, soudées par une verve inépuisable. Les convives de Léon Laurent, charmés, exaltés, vaincus, avaient eu l’impression de vivre, hors du temps, une heure enchantée.
—Non, il est presque quatre heures et c’est aujourd’hui mercredi… Vous savez, Léon, que c’est le jour où je porte des violettes à mon amoureux.
—Quel dommage! dit-il de cette voix saccadée qu’il avait rendue célèbre à la scène. Mais je connais votre fidélité… Je n’insiste pas.
Elle embrassa les femmes, les hommes l’embrassèrent et elle partit. Dès qu’elle fut sortie, un chœur d’éloges s’enfla:
—Elle est vraiment extraordinaire! Quel âge a-t-elle, Léon?
—Pas loin de quatre-vingts ans. Quand, dans mon enfance, ma mère me conduisait aux matinées classiques du Français, Jenny était déjà une Célimène glorieuse. Et je ne suis plus jeune.
—Le génie n’a pas d’âge, dit Claire Ménétrier… Quelle est cotte histoire de violettes?
—Tout un petit roman, qu’elle m’a révélé un jour… et qu’elle n’a jamais écrit… Mais je ne veux pas me risquer à conter après elle. La comparaison serait redoutable.
—Oui, la comparaison est redoutable. Mais nous sommes vos hôtes; vous devez nous distraire et relayer Jenny, puisqu’elle nous a lâchés.
—Bien! Je vais donc essayer de vous raconter l’histoire des violettes du mercredi. Je crains qu’elle ne soit beaucoup trop sentimentale pour le goût de notre temps…
—Allons! dit Bertrand Schmitt. Notre temps a soif de sentiment. Il ne feint le cynisme que pour masquer ses nostalgies.
— Vous le croyez?.. Soit!.. Je contenterai donc cette soif… Vous êtes tous ici trop jeunes pour vous souvenir de ce qu’a été, si longtemps, l’éclat de Jenny. Sa chevelure Fauve, qu’elle dénouait volontiers sur des épaules admirables; son œil long, coulissé[233], sa voix mordante, presque dure, puis soudain brisée par la sensualité; tout rehaussait une beauté saisissante et altière.
—Bonne tirade, Léon.
—Oui, mais qui date un peu… Merci tout de même… Elle eut son premier prix, au
Conservatoire, vers 1895 et fut aussitôt engagée à la Comédie-Française. Je sais, hélas, par expérience, que cette maison illustré est difficile. Les emplois du répertoire ont leur titulaires, qui les gardent jalousement. La plus délicieuse des soubrettes y peut attendre dix ans avant de se voir distribuer les meilleurs rôles de Marivaux ou de Molière. Jenny, grande coquette se heurtait à des femmes puissantes et tenaces. Toute autre se fut résignée à marquer le pas ou eut, après deux ans, émigré au Boulevard. Telle n’était pas notre Jenny. Elle livra sa bataille; elle y jeta tout ce qu’elle avait: son talent d actrice, sa culture, sa séduction, son enivrante chevelure.
Très vite elle eut conquis dans la Maison une place de premier rang. L’Administrateur ne jurait que par elle. Les auteurs l’exigeaient pour des rôles difficiles qu’elle seule, disaient-ils, ferait accepter. Les critiques l’encensaient avec une incroyable constance. Le terrible Sarcey lui-même écrivait: „Elle a des airs de tête, des inflexions à ensorceler un crocodile“.
Mon père, qui l’a connue en ce temps-là, m’a dit qu’elle adorait son métier, en parlait avec intelligence et cherchait à en tirer des effets neufs et bouleversants. Le théâtre glissait alors à un réalisme assez naïf. Si Jenny devait, dans je ne sais quelle pièce, mourir empoisonnée, elle allait dans les
hôpitaux, étudier les effets du poison. Quant à l’expression des sentiments, elle s’étudiait elle-même. Elle montrait, dès qu’il s’agissait de son art, l’absence de scrupules d’un Balzac lorsqu’il utilise, pour un de ses romans, ses propres passions ou celles d’une femme aimée...
Vous pensez bien qu’une fille de vingt-deux ans, d’une beauté somptueuse, et qui arrivait soudain à la gloire, fut courtisée. Des camarades tentèrent leur chance, et des auteurs, et des banquiers. L’un de ces derniers, Henri Stahl, devint sou favori. Non parce qu’il était riche. Elle vivait dans sa famille et avait peu de besoins. Mais parce qu’il possédait, lui aussi, un grand charme et surtout parce qu’il allait de l’épouser… Vous savez que ce mariage fut retardé par l’opposition des parents de Stahl, qu’il se fit après trois années et qu’il ne dura pas, l’indépendance de Jenny n’ayant pu s’accommoder des contraintes de la vie conjugale. Mais ceci est une autre histoire. Revenons à la Comédie-Française, aux débuts de notre amie… et aux violettes.
#юрийяковлев #голосарадио
Ещё видео!