Dès son enfance, Pierre Kropotkine note que l’art est le libre exercice de dons innés, exercice que l’éducation prive petit à petit de sa spontanéité.
Encore adolescent, possédant déjà une conscience politique décisive, il écrit que l’art représente le pressentiment d’un monde d’aventures et de découvertes, mais aussi l’évasion hors des contraintes sociales qui emprisonnent le monde actuel. Parvenu à l’âge adulte, homme, intellectuel et citoyen engagé, il nous dit que l’art – ou l’imaginaire – doit être la base d’un mouvement de révolte contre l’oppression. On ne s’étonnera donc pas qu’il soit devenu le premier penseur révolutionnaire à poser en termes modernes la question de l’engagement de l’artiste. Mais aussi probablement le seul qui ait compris la nécessité pour cet engagement d’être fondé sur la réciprocité consciente des apports, entre le militant d’une part et l’artiste d’autre part. Au militant l’artiste apporte sa propre légitimation de la cause, à l’artiste le militant promet que la révolution permettra de surmonter les difficultés de vivre et de créer. C’est tout le sens de l’appel que Kropotkine lance aux artistes de son temps : « Vous, poètes, peintres, sculpteurs, musiciens, si vous avez compris votre vraie mission et les intérêts de l’art lui-même, venez donc mettre votre plume, votre pinceau, votre burin au service de la révolution. »
Michel Bakounine attendra lui d’être arrivé aux portes de la mort pour définir, en une seule phrase, sa relation intime à l’esthétique : « Tout passera, et le monde périra, mais la IXe Symphonie survivra. » Le grand théoricien du socialisme libertaire, résolument hostile à toute récupération de la création artistique par une cause quelconque, aussi noble soit-elle, n’a en effet consacré aucune étude spécifique à l’art. On ne peut que le regretter, à lire la puissance poétique de son « culte » de l’inconnu et de Dionysos.
Pour Pierre-Joseph Proudhon, l’art n’est qu’une discipline parmi d’autres, qui se doit de consacrer toutes ses forces à l’avènement d’une société meilleure, au sommet de laquelle il place la justice sociale. Une éthique incontournable qui subordonne malheureusement l’art à la morale, et exige de lui qu’il participe à une évolution très subjective de l’humanité. En ce sens, Proudhon est plus proche de Marx… que de Kropotkine.
Finalement, celui qui, après Kropotkine, s’est approché au plus près d’une définition anarchiste de l’esthétique, est peut-être Albert Camus (1913-1960) qui nous disait, dans son Discours de Stockholm : « Celui qui, souvent, a choisi son destin d’artiste parce qu’il se sentait différent apprend bien vite qu’il ne nourrira son art, et sa différence, qu’en avouant sa ressemblance avec tous. L’artiste se forge dans cet aller-retour perpétuel de lui aux autres, à mi-chemin de la beauté dont il ne peut se passer et de la communauté à laquelle il ne peut s’arracher. »
Jean, groupe Artracaille de la Fédération anarchiste
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